« Rahva » signifierait rassemblement, regroupement autour de quelque chose. Là c’était autour d’un saint, dans une zaouïa.
Elle était organisée une fois par an au printemps, à une trentaine de kilomètres de Tizi Ouzou. Elle rassemblait des centaines de personnes, femmes hommes et enfants. La première fois que je l’ai découverte, j’avais à peine 13 ans, en 1966 peut être. Il y avait ma mère, ma grand-mère et plein d’autres voisins et voisines. J’y suis retourné 20 ans après, juste pour accompagner ma mère, ma grand-mère et ma tante. Il y avait un cortège interminable de voitures et de bus, venues de toute l’Algérie. C’était impressionnant. La rahva était une sorte de cérémonie, un rituel destiné à accomplir des miracles. On y rencontrait des femmes stériles, des handicapés moteurs, des malades et des personnes qu’on disait « habitées par le djinn », ou tout simplement des gens venues faire un vœu. Mais la majorité, essentiellement des femmes, étaient là pour chasser le djinn. A chaque fois que le miracle opérait, la personne concernée revenait l’année suivante pour faire des offrandes (moutons, argent …). Et c’était de ça que vivait essentiellement la zaouïa.
Le rituel auquel j’ai assisté était impressionnant, déconseillé aux âmes sensibles. Cela se passait la nuit et au milieu d’une grande oliveraie. Un immense feu, avec des arbres entiers était allumé dès le coucher du soleil. Il allait éclairer et illuminer toute la plantation. Les flammes montaient dans le ciel, pendant que le bois crépitait faisant des étincelles, comme un véritable feu d’artifices. Le décor était ainsi planté, tout le monde se réunissait autour, les malades plus près bien sur. A l’heure du diner, on servait à tout le monde du couscous aux « haricots secs kabyles », avec un bout de viande. Il était roulé et préparé par les femmes du village. Pour acheter la semoule et les moutons ou bœufs, les responsables de la zaouïa puisaient de l’argent des dons de l’année précédente. Les jefnas « grands plats en terre cuite » étaient réparties, de façon à ce que tous puissent y avoir accès.
A peine les plats vidés, le diner desservi, dans le silence de la nuit s’élevaient soudainement les sons des ivandayers (instrument à percussion creux). Le son qu’il émet est unique car il vibre et c’est pour ça qu’il était utilisé. Apparaissaient alors des hommes tout de blanc vêtus. Les premiers, à six je crois, jouaient donc de la caisse, une chorale suivait derrière entonnant des chants religieux. Ils faisaient le tour du brasier plusieurs fois. Puis le traversaient en grimpant sur les énormes troncs d’arbres en feu, l’un derrière l’autre, sans interrompre le medh (chants) et l’avendayer (la percussion). Leurs prédécesseurs paraît-il, chauffaient au rouge des faucilles, sur lesquels ils passaient leurs langues pour les refroidir.
Au moment où ils passaient de l’autre côté, les malades s’approchaient timidement par petits groupes du feu. Ils étaient pris en charge par d’autres hommes habillés en blanc. Ils leurs faisaient faire des tours du feu. La chorale suivait derrière, le rythme des caisses s’accélérait. Toute l’oliveraie vibrait, on avait l’impression que les sons percutaient ces arbres centenaires, et revenaient pénétrer les âmes des malades. Car ceux-ci se levaient soudainement et fonçaient vers le brasier. Des renforts arrivaient pour parer à toute éventualité.
Le rythme devenait infernal, la chorale s’extasiait avec ses chants, de quoi donner des frissons aux plus insensibles. Au bout d’un moment « les malades » entraient en transes, faisaient des gestes chaotiques, secouaient violemment la tête, émettant des cris qui se répandaient dans toute l’oliveraie et perçaient le ciel. Ils continuaient ainsi, pendant que les « tambours » se déchaînaient au dessus de leurs têtes.
On y faisait tourner également, des outils agricoles en fer, chauffés au rouge. Puis l’un après l’autre, épuisés, apaisés, libérés des « djinn qui les habitaient », ils s’écroulaient. Inconscients ils étaient emmenés dans takouvets (Mausolée) où était enterré le saint. Ils restaient là jusqu’à ce qu’ils reprennent leurs esprits. Au réveil ils se prosternaient devant la tombe du saint en le remerciant, en lui promettant des offrandes si jamais ils guérissaient.
Des dizaines de personnes, surtout des femmes, défilaient devant le brasier toute la soirée. D’autres comme les handicapés, les femmes stériles se présentaient à l’intérieur de takouvets. Chacun débinait une suite comme apprise par cœur, de prières et de supplications, pour que le saint exauce leurs vœux, qui de retrouver l’usage de ses jambes, qui de la rendre fertile etc.
Pour finir et le remercier d’avance, ces personnes posaient leurs lèvres sur la tombe et promettaient plein de dons en cas de guérison. Cela durait ainsi jusqu’à l’aube. L’oliveraie se vidait, les cortèges de voitures et de bus se reformaient, et chacun rentrait chez soi revigoré par l’espoir en se promettant de revenir avec des offrandes, l’année d’après. Les membres de la zaouïa à ce qu’on disait, se réunissaient dans l’après midi pour évaluer les dons reçus. Ils établissaient une liste des familles les plus démunies du village. Celles-ci bénéficiaient des dons ramenés par les pèlerins, satisfaits de leur pèlerinage précédent. Ainsi, de la viande, de la semoule et d’autres denrées alimentaires étaient distribuées.
Beaucoup regrettent l’arrêt des activités de la zaouïa. Des groupes terroristes avaient menacé au milieu des années 90, de faire un carnage si la Rahva, considérée non conforme à l’Islam, ne cessait pas.
Par Mus